Exposition réalisée en 2023 avec Edouard Jattiot à au Centre de la Tour à Plomb.

Les sens ne laissent entrevoir que la surface des choses, l’image aussi. La question c’est: « comment aller au de-là ? ». Approfondir la superficialité de l’image comme celle de l’Homme, à la découverte sans fond des paysages intérieurs. Rendre compte des échanges énergétiques inconscient; faire vibrer la matière jusqu’à son évaporation. Levons le voile des illusions pour célébrer la joie de la transformation collective.

La nuit est un réceptacle à rêve où l’on distingue avec peine les étoiles des satellites; ces constellations invisibles, tisseuses de liens, transmettent sans détour les particules lumineuses qui composent chaque être.
Les yeux écarquillés devant cette conspiration du plaisir où l’anesthésie nocturnes des biénféteurs étire et effrite les contours du réel. Attractions magnétiques, interconnexions et fréquences s’échappent des danses humaines et composent le courant alternatif de nos nuits.

« La nuit est l’indispensable contradiction du jour ».

Cette phrase écrite par Antoine Grenez est une porte qui permet d’accéder à la pleine complexité de l’envers du monde diurne, trop souvent réduit au pur divertissement, aux échappées coupables, à la fuite éperdue de la réalité et aux durs lendemains. N’en déplaise aux bien-pensant.es et aux bouffon.nes, la nuit n’est pas qu’un espace de dérèglement et d’outrance qui nous déconnecte des mots d’ordre de la semaine des six jours ouvrables – produire, consommer, fonctionner, se conformer, etc. Quand bien même on ne se reconnaîtrait pas (totalement) dans les injonctions du libéralisme, qui peut dire qu’iel reste le ou la même la nuit et le jour ? Qui ne perçoit pas de passage, de changement, de glissement d’état entre les deux ?

Car chacun.e d’entre nous, qu’on l’accepte ou non, est contradiction, dissonance et conflit intérieur. Si l’empire capitaliste contemporain, le monde du travail et de l’entreprise, les institutions disciplinaires de tout type, notre propre angoisse née de l’éducation et des attentes, tentent de nous forcer à passer outre, voire à faire semblant de rien, pour gagner en efficacité et ne pas risquer de perdre temps et énergie à chercher qui on est et qui sont les autres, la nuit reste un des territoires possibles où cette quête peut être menée et partagée. Je est un autre et l’autre est l’enjeu.

Antoine Grenez fréquente le milieu du clubbing et des raves depuis longtemps, souvent avec un boîtier photo léger, qui lui permet de rapporter des moments sans perdre sa connexion aux énergies et aux créatures de toute nature qui traversent la fête. Antoine ne fait pas de « reportage » sur le milieu de la nuit. Il est au contraire dedans et c’est cette position endogène qui donne sa particularité à ce livre : une combinaison extrêmement variée de points de vue et d’objets, une immense liberté de traitement des images (flous, altérations, surimpressions, traitements et déformations des couleurs, mise en abyme, etc.) et une sélection finale qui entraîne le lecteur dans la diversité des expériences (nous sommes parfois avec les danseur.euses, ensuite dans un moment de communion visuelle avec le détail d’un objet ou le regard d’un.e inconnu.e, et puis nous lisons un texte qu’on pourrait avoir vu tagué sur un mur ou surgi de notre propre esprit ; nous sommes aussi parfois dans une exposition, et parfois dans une dimension tout à fait autre, face à des formes et des couleurs comme un trip imprimé dans lequel on peut laisser nos yeux errer sans but, pour le seul plaisir de la caresse visuelle). Au final, Antoine Grenez nous prend par la main pour nous emmener avec lui à travers un voyage intensément personnel, qui ne part pas de A pour aller jusque B, mais qui effectue des circonvolutions douces ou tranchantes, qui passe par des épiphanies tout autant que par des épreuves et qui célèbre, avec ses moments de joie, de doute, avec ses crises aussi, la recherche subjective, la rencontre et la résistance (aux diktats de la normalité, voire de la légalité).

On perçoit sans peine, malgré le silence des pages, que cette recherche est sans cesse baignée par la musique et la danse et soutenue par les psychotropes. Là encore, désordre, chaos et excès pourraient aisément devenir les seuls qualificatifs (péjoratifs) accolés à ce contexte. Sans angélisme, ni prosélytisme, on peut néanmoins prendre un peu de recul historique et aborder les drogues (y compris l’alcool, la drogue légale par excellence) et la fête comme des voies parmi d’autres pour cheminer sur la connaissance de soi et la construction d’un rapport authentique aux autres. En effet, l’usage initiatique des substances n’a pas toujours été à ce point diabolisé. Comme le dit au contraire Alexander Shulgin (1925-2014), un éminent chimiste et pharmacologiste américain, connu pour avoir non seulement inventé le principe actif de l’Ectasy, mais surtout avoir étudié tout au long de sa vie les effets produits par les produits psychédéliques sur le cerveau et la spiritualité humaine, « notre génération est la première à avoir fait de la recherche de la conscience de soi un crime, si elle se fait en utilisant des plantes ou des composés chimiques comme moyen d’ouvrir les portes du psychisme ».

Cette façon d’ouvrir sa personnalité grâce aux traversées hypnotiques offertes par certaines formes sonores et par la prise de certaines chimies, fait écho à des pratiques très répandues et très populaires dans les années 60 et 70. C’est un des échos qu’on trouve dans le livre : les couleurs mélangées et les formes abstraites, les effets visuels troubles, la surimpression qui mixe plusieurs espace-temps, tout cela rappelle lointainement les transports psychédéliques et certains tropes visuels de cette époque où l’expérimentation des limites de la perception et l’exploration de ses territoires intérieurs étaient vécus comme une façon de se raccorder à l’univers, à plus grand que nous.

Mais il y a une autre chose dans ce livre qui renforce l’omniprésence d’une sensibilité dilatée tout en la faisant exister dans l’ici et le maintenant contemporain : c’est la présence constante et multiple de la lumière, sous forme de projections, de spots, de brouillards translucides, de flammes de briquets, de diffractions de toute sorte, … La lumière traverse le livre d’Antoine Grenez de part en part. Elle lui donne son mouvement, son rythme, elle sculpte les corps et les regards tout autant qu’elle leur offre une intimité. Elle rapproche les êtres et les rend éblouissant, elle les transcende, elle les travestit, elle les masque et les dévoile.
La lumière est un élément-clé de la nuit depuis les années 80 et la popularité du disco en particulier, et puis bien sûr de la musique techno. C’est dans l’obscurité qu’elle fait irruption et qu’elle se laisse appréhender dans sa nature, son design et ses formes propres. « La lumière est quelque chose de vivant qui bouge autour de moi. Quelque chose de conscient, quelque chose qui a une volonté, quelque chose qui a un plan. (…) La lumière apparait, disparait et réapparaît (…) Elle est là et n’est pas là (…). Je deviens conscient.e de la lumière quand elle change, quand elle passe d’un état à un autre, d’un endroit à un autre (…). Je prends conscience de la lumière quand elle interagit. (…) On peut voir la lumière comme une actrice. Dans le sens de quelqu’un qui agit, qui fait. La lumière peut aussi communiquer (…) grâce à sa présence et à travers l’abstraction de son mouvement, comme la danse (…). »

Cette lumière, c’est la lumière de la nuit mais c’est aussi, bien sûr, la lumière qui fait exister la photographie : sans elle, rien ne serait apparu et c’est un élément commun qui unit chez Antoine Grenez deux pôles et deux manières de s’engager dans le monde : la fête et le monde nocturne d’une part, l’image photographique et ses possibles de l’autre. La lumière qui sert ce double intérêt, se singularise par une fluidité qui s’accorde à merveille avec ce monde en perpétuel devenir qu’elle éclaire et dont elle témoigne, ce monde de la fête – qui est bien plus que seulement cela – qui voudrait approcher une forme de vérité, en soi et avec les autres, en prenant des risques et en privilégiant l’amour. Or, quel autre médium que la photo, art de la révélation par excellence, pourrait être plus approprié pour s’approcher de cet univers ? Mais si la photo révèle, il faut néanmoins éviter qu’elle fixe quoi que soit. C’est un penchant qui chez elle existe et qui peut toujours, pour le meilleur et pour le pire, tomber comme un couperet dans le continuum de la vie.

La façon dont Antoine Grenez utilise la photographie tient à distance cette tentation d’immobiliser les choses. Il force la photographie à tester ses limites (de figurabilité, de lisibilité, de mise à distance du réel,…) et dans ce livre qui traverse quatre années dont presque deux ans de confinement, c’est le mouvant qui prime, la superposition, le montré/caché et tout ce qui favorise une forme de liquidité, de mobilité et de variabilité. Période complexe et riche, dangereuse et libre, que celle que retrace ce livre ; période de mutation et de changement pour des corps contraints ; période de remise en question et de contestation, d’espoir et de surprises ; période d’immobilité forcée, d’assignation, qui a pourtant donné lieu à une créativité forcenée.

La contradiction amènerait-elle la complémentarité ?

Anne-Françoise Lesuisse
Mars 2023


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